Savoir reconnaître les préjugés antisémites – Samuel Binyamin

23 janvier

Savoir reconnaître les préjugés antisémites – Samuel Binyamin

Depuis une dizaine d’années les Juifs sont la cible en France de violences physiques et verbales qui n’ont pas connu de précédent depuis la Shoah. Alors que les premiers temps nous avons pu croire à une réaction épidermique aux soubresauts du conflit israélo-palestinien, les attaques antijuives ont perduré sans lien avec eux et sans discontinuer. Cette situation anormale aurait pu être une simple parenthèse dans l’histoire des Juifs de France, si la société toute entière, intellectuelle et politique, avait su développer les anticorps nécessaires pour reconnaître et combattre ce mal deux fois millénaire, qu’est la haine des Juifs.

L’incapacité à combattre l’antisémitisme efficacement et à le faire reculer jusqu’à la situation antérieure aux années 2000, relève essentiellement d’une difficulté à reconnaître l’antisémitisme dans ses formes d’expression contemporaines. Et pourtant il n’a pas changé de nature, comme nous tenterons de l’exposer. La judéophobie s’est toujours construite et nourrie des mêmes préjugés à l’égard des Juifs. Ils se sont simplement adaptés à l’histoire des idées politiques et religieuses.  Mais l’antisémitisme contemporain, pour des raisons que nous évoquerons brièvement, a pour principale caractéristique de s’être adapté en se déguisant et en utilisant un vocabulaire nouveau.

Cet article a pour objet de montrer qu’au travers de l’histoire de l’antisémitisme les préjugés antijuifs sont restés les mêmes, ainsi les reconnaître dans le discours contemporain permettrait enfin de les combattre.

 

 

Les caractéristiques de l’antisémitisme contemporain

On peut distinguer trois grandes époques dans l’histoire de l’antisémitisme. La première est celle de l’antijudaïsme chrétien (bien que l’antijudaïsme prenne ses sources dans le monde païen). Durant cette période, allant des débuts du christianisme jusqu’à la fin du Moyen-Age, les Juifs sont péjorés essentiellement pour des motifs religieux.

Avec le mouvement des Lumières, le recul de l’Eglise et l’émancipation des Juifs, débute l’époque moderne. C’est à partir de la deuxième moitié du 19ème siècle, avec l’engouement pour les théories raciales que les Juifs sont associés au vocable sémite et que l’antijudaïsme est remplacé par l’antisémitisme. Tout au long de cette période, qui prend fin avec la Shoah, les Juifs sont attaqués non plus pour des motifs religieux, mais des motifs politiques,  formulés par l’anticapitalisme, le socialisme, l’athéisme, le nationalisme ou le nazisme.

 

Enfin la troisième période, celle que nous traversons, prend naissance au lendemain de la Shoah et de la création de l’Etat d’Israël. Ces deux événements ont eu pour effet de transformer brutalement l’expression de l’antisémitisme. Arrêtons nous un court instant sur cette transformation.

La découverte des horreurs de la Shoah et de ce dont l’antisémitisme nazi a été capable, a rendu difficile le discours antijuif traditionnel. Plus largement c’est le discours raciste qui est devenu moralement inacceptable dans les sociétés occidentales. Le discours antijuif a donc dû s’adapter pour continuer à s’exprimer. Ainsi la particularité de l’antisémitisme contemporain, à la différence des autres époques, c’est qu’il ne peut plus porter son nom. Pour s’exprimer, il doit emprunter des habits qui le rendent acceptable et trouver un autre objet de haine que le Juif.

Paradoxalement la création de l’Etat d’Israël a fourni une partie de la solution. Le discours antijuif s’est petit à petit polarisé sur l’Etat Juif, le sionisme et ses soutiens dans le monde, les sionistes.

La création de l’Etat d’Israël a eu pour conséquence une autre nouveauté majeure, celle de faire basculer le centre de gravité de l’antisémitisme vers le monde arabo-musulman, qui d’une part, a été influencé par l’antisémitisme occidental classique et d’autre part, a développé ses propres formes d’expression.

Les sociétés occidentales, marquées dans un premier temps par les ravages causés par les idéologies antisémites et racistes, puis par les guerres de décolonisation, ont du mal à reconnaître les nouvelles formes de l’antisémitisme contemporain. En effet bien loin de marcher dans les pas des vieilles théories raciales, le discours antijuif contemporain s’attaque au sioniste et non plus au Juif, et utilise souvent le prétexte de l’anticolonialisme, voire même parfois, summum de la confusion, le prétexte de l’antiracisme. Alors comment distinguer la simple critique d’Israël, qui doit pouvoir s’exprimer démocratiquement sans être suspectée d’antisémitisme de celle qui, de manière consciente ou non, participe à la fabrication de préjugés caractéristiques du discours antijuif   ?

 

Les deux idées caractéristiques du préjugé antisémite

Les préjugés antijuifs se sont, tout au long de l’histoire, construits autour de deux idées : celle du Juif perfide, qui trahit, ment ou complote et celle du Juif ennemi de l’humanité, démoniaque, inhumain et immoral.

 

Le Juif perfide :

Perfide vient du latin, perfidus « qui trahit sa foi ». A l’époque de l’antijudaïsme chrétien, cette représentation du Juif est véhiculée par l’idée que les Juifs ont trahi l’Alliance avec Dieu et qu’ils ont comploté dans le but de tuer Jésus.

Dans l’imaginaire antisémite les Juifs mentent, trahissent ou complotent presque toujours pour servir leurs propres intérêts, vénaux ou de domination. Hitler disait par exemple que « le mensonge et la tromperie sont les armes de combat des Juifs ». Ainsi à l’époque moderne, se sont développées les différentes théories du complot juif, judéo-maçonnique, judéo-bolchévique ou encore celle de la conspiration juive mondiale.

 

Aujourd’hui, pour les raisons expliquées précédemment, le sioniste a remplacé le Juif. De fait il est devenu menteur et perfide. Cette représentation est véhiculée par les différentes théories du complot sioniste, comme celle d’un nouvel ordre mondial établi par l’axe américano-sioniste, ou bien encore par le large spectre des théories négationnistes. Toute idée selon laquelle les sionistes auraient menti ou comploté pour atteindre leurs objectifs, s’inscrit dans la longue filiation du préjugé antisémite représentant le Juif comme perfide, notamment lorsqu’elle est associée à la deuxième idée, qui est son corolaire : ils sont un danger pour l’humanité.

En résumé, la doxa antisémite est la suivante : le mensonge étant leur arme et la domination leur but, l’immoralité des Juifs fait d’eux les ennemis de l’humanité.

 

Le Juif ennemi de l’humanité :

Cette deuxième idée du Juif ennemi de l’humanité, est présente à tous les âges de l’antisémitisme. L’antijudaïsme chrétien a véhiculé cette représentation, notamment à travers l’idée du « peuple déicide » ou de « la synagogue de Satan ». L’image du Juif démoniaque était agrémentée par des légendes accusant les Juifs de tuer les enfants chrétiens, d’empoisonner les puits d’eau, de propager la peste noire, ou encore de profaner les lieux de cultes chrétiens. L’idée du Juif usurier participera aussi à cette représentation du Juif immoral.

En passant à l’époque moderne, la notion d’humanité s’est déplacée en partie du message des Evangiles vers la philosophie des Lumières, le socialisme ou chez d’autres vers le national-socialisme allemand. Le Juif est devenu ennemi de l’humanité tantôt parce qu’il représente la bourgeoisie et le capitalisme, tantôt parce qu’il aurait entrainé la déchéance de l’ancien régime et mis fin à un monde dominé par les valeurs morales chrétiennes, ou bien encore parce qu’il voudrait faire basculer le monde dans le bolchévisme.

Aujourd’hui le sionisme a remplacé le judaïsme ou « la juiverie » pour devenir l’ « idéologie inhumaine » des temps modernes. On associe au sionisme tous les qualificatifs contemporains de l’inhumanité : racisme, nazisme. La dernière diatribe d’Erdogan, qualifiant le sionisme de crime contre l’humanité est à cet égard très significative. Dans un même esprit, l’universalisation de la cause palestinienne, en ce qu’elle représenterait le symbole universel de l’injustice du monde moderne, participe de cette même entreprise qui présente le sionisme comme une idéologie menaçant l’humanité. La diabolisation du sioniste se fait en fabricant les mêmes légendes que celles inventées à l’époque la plus moyenâgeuse de l’antijudaïsme chrétien. Dans le discours moderne, les sionistes ne tuent plus des enfants chrétiens pour fabriquer du pain azyme avec leur sang, mais des enfants palestiniens pour vendre leurs organes1. De même ce n’est plus l’eau des chrétiens qui est empoisonnée mais celle des palestiniens2.

Conclusion : Reconnaître la filiation antisémite des préjugés lorsque l’antisémitisme ne porte pas son nom

Comme nous l’avons vu, les préjugés antijuifs ne changent pas, ils s’adaptent et reprennent vie dans les idéologies nouvelles au fur et à mesure qu’elles apparaissent. Il s’agit d’une constante historique. Le christianisme, l’athéisme, le socialisme ou le nationalisme, toutes ces idéologies, bien que vertueuses parfois, ont pu véhiculer des préjugés antijuifs.

Aujourd’hui, l’islamisme, l’anticolonialisme ou plus généralement l’anti-impérialisme de gauche, les théories complotistes et négationnistes, sont les principaux foyers idéologiques qui diffusent les deux préjugés antijuifs examinés précédemment.

 

Les réticences, voire le rejet, qu’a provoqué  la superposition de la notion d’antisionisme à celle d’antisémitisme, ont eu pour effet de neutraliser les moyens de lutte contre le discours antijuif contemporain. Cette polémique a même eu l’effet pervers de populariser le préjugé selon lequel les Juifs utiliseraient l’accusation d’antisémitisme pour empêcher toute critique d’Israël. L’antisionisme est alors présenté comme une idéologie politique légitime se revendiquant de l’anticolonialisme ou même de l’antiracisme. Or l’antisionisme n’est pas en soi une idéologie, c’est un paravent, un masque exprimant tout à la fois, soutien à la cause palestinienne, anticolonialisme, anti-impérialisme, antisémitisme ou conspirationnisme.

Pour sortir de cette dangereuse impasse et permettre à notre société de produire les anticorps capables de reconnaître et de combattre l’antisémitisme contemporain, il semble que le prisme des préjugés antijuifs puisse faciliter la démarche. Si nous voulons faire reculer en France l’antisémitisme, il est nécessaire de combattre et de dénoncer tout discours qui véhiculerait d’une part, l’idée que les Juifs (ou les sionistes) sont perfides, menteurs, ou comploteurs et d’autre part, celle des Juifs (ou des sionistes) ennemis de l’humanité.

Comme l’histoire nous l’enseigne, ces deux représentations, combinant haine et rédemption, si elles ne sont pas combattues, nous conduisent inévitablement vers les pogroms, dont les violences urbaines actuelles à l’encontre des Juifs en sont les formes primitives.

 

 

Notes :

 

1 http://www.info-palestine.net/spip.php?article7196 , Assassiner des Palestiniens pour leurs organes

http://www.alterinfo.net/A-l-horreur-y-aurait-il-une-limite-trafic-d-organe-a-Haiti_a42669.html

 

2 http://www.ism-france.org/analyses/Traces-de-poison-La-sombre-histoire-d-Israel-article-6041

 

 

Par Samuel Binyamin

Observatoire du Nouvel Antisémitisme