Aux racines de la « radicalisation », l’antisémitisme

03 juin

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by SPCJ
Aux racines de la « radicalisation », l’antisémitisme

Par Christian Rioux
Le Devoir (31/10/2016)

Depuis quelques années, le mot « radicalisation » a surgi dans notre vocabulaire. Il est devenu courant de désigner comme des « radicaux » ou même des « radicalisés » (radicalized), ces jeunes qui choisissent de s’engager dans le djihadisme. Au moment où s’ouvre à Québec la conférence de l’UNESCO sur Internet et la radicalisation, le chercheur allemand Günther Jikeli s’interroge à la fois sur l’utilité de ce nouveau concept et le rôle central que joue aujourd’hui l’antisémitisme dans la montée du terrorisme islamiste.

Chercheur à l’Université de Potsdam aujourd’hui professeur invité à l’Institut d’étude de l’antisémitisme contemporain de l’Université d’Indiana, Günther Jikeli n’est pas du tout convaincu de l’utilité de parler de « radicalisation » en général. « Cette idée de “radicalisation” est étrange, dit-il. Si on invente des concepts, c’est pour clarifier les choses, pas pour les obscurcir. Or, le problème avec la “radicalisation”, c’est que chacun comprend ce qu’il veut. Sous ce terme, on pourrait ranger des groupes véganes qui ont une conception particulièrement radicale en matière d’alimentation. Vous voyez bien qu’il ne s’agit pas de ça ! Nous voulons plutôt parler de ces groupes politiques qui veulent imposer leur idéologie par la violence. Aujourd’hui, les groupes qui correspondent à cette menace sont pour la plupart des groupes islamistes. »

En parlant de « radicalisation » en général, on court donc le risque de noyer le poisson, dit Günther Jikeli. « Parler de radicalisation sans nommer l’idéologie islamiste et la menace qu’elle représente, revient à discuter du sexe des anges. Qui s’inquiète aujourd’hui des chrétiens ou des juifs radicaux ? Bien sûr, il existe des organisations radicales chrétiennes et juives. Mais elles demeurent marginales comparées aux organisations islamistes qui menacent la vie de milliers de personnes. Parler de “radicalisation” dans l’absolu risque de rendre les choses encore plus confuses. »

Le nouvel antisémitisme

Avant d’être invité aux États-Unis, Günther Jikeli a passé deux ans en France à interviewer de jeunes musulmans des banlieues et à s’interroger sur les attentats qui ont frappé le pays. Il prépare d’ailleurs un livre sur le sujet. Selon lui, il existe une corrélation évidente entre la montée du terrorisme islamiste et la multiplication des actes antisémites. De Mohammed Merah qui assassine des enfants juifs à Amedy Coulibaly et l’attentat de l’Hyper Cacher, en passant par Mehdi Nemmouche et le Musée juif de Bruxelles, islamisme et antisémitisme sont indissociables, dit-il.

« À Paris, j’ai interviewé de jeunes musulmans qui n’hésitaient pas à se dire antisémites. Certains allaient jusqu’à m’avouer qu’ils voulaient tuer des Juifs. Cet antisémitisme est omniprésent et il fait intégralement partie de ce qu’on nomme l’islamisme. Je distingue évidemment l’islam de l’islamisme. Mais l’idéologie des Frères musulmans, violente ou pas, est antisémite depuis toujours. »

En Europe, l’antisémitisme, traditionnellement d’extrême droite, a migré vers des populations différentes, dit Günther Jikeli. « Aujourd’hui, très peu de personnes se revendiquent ouvertement de la pureté d’un peuple aryen sur la base des thèses nazies. L’antisémitisme a changé de nature. On n’invoque plus les théories racistes du XIXe siècle. L’antisémitisme s’appuie plutôt sur la dénonciation d’Israël afin d’incriminer tous les Juifs. »

On connaît l’antisémitisme endémique qui sévit dans des pays comme l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Algérie et le Maroc. Une enquête de l’Agence de l’Union européenne pour les droits fondamentaux réalisée en 2013 a montré que plus de 40 % des gestes antisémites posés dans huit pays européens (Belgique, France, Allemagne, Hongrie, Italie, Lettonie, Suède et Royaume-Uni) pouvaient être attribués à des musulmans alors que seulement 10 % relevaient de sympathisants de l’extrême droite.

Une réforme inévitable

Mais tous les antisémites ne sont pas des terroristes. Que s’est-il passé pour que certains jeunes passent à l’acte ? « Pour que cette radicalisation se produise, il faut des gens disponibles, dit Günther Jikeli. Des jeunes, par exemple, qui s’interrogent sur le sens de leur vie. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut aussi des mouvements qui proposent un projet politique. Il y a quelques années, à moins de rejoindre al-Qaïda, il était beaucoup plus difficile de devenir djihadiste. Avec [le groupe armé] État islamique, chacun dans son coin peut décider de passer à l’acte. »

Selon Günther Jikeli, l’islam devra un jour faire face à un vaste mouvement de réforme. « L’islam ne pourra pas éviter une réforme qui accepte le pluralisme et le sécularisme. C’est inévitable. C’est une question de temps. La question est de savoir combien de victimes il y aura avant que ça se produise. »

Cette réforme pourrait-elle venir d’Europe ? Peut-être, dit Jikeli, mais il en doute. Il s’étonne en effet de voir de nombreux intellectuels européens refuser de soutenir des intellectuels arabes, comme Kamel Daoud qui risque sa vie en critiquant l’islam. Mais il se réjouit de voir des organisations marocaines, comme Mimouna et Dialogue ONG, dénoncer ouvertement l’antisémitisme.

Sortir de la naïveté

En attendant, Günther Jikeli estime qu’il est urgent de sortir de la naïveté face à l’islamisme. « On ne combattra pas le radicalisme sans combattre l’antisémitisme qui est un des meilleurs indicateurs de la radicalisation et du refus du pluralisme. » Il importe, dit-il, d’être intraitable à l’égard des organisations islamistes. « Aujourd’hui, on invite ces organisations antisémites dans des cours de religion en Allemagne et on les accepte comme partenaires dans certaines municipalités françaises. Nous avons pourtant toutes les informations nécessaires pour combattre ces organisations qui ne représentent personne et cherchent surtout à être reconnues comme des interlocuteurs valables. »

Quant aux réticences des dirigeants politiques à nommer l’islamisme et à le combattre ouvertement, il dit comprendre « pourquoi des hommes politiques comme Obama hésitent à dénoncer l’islamisme. Ils craignent évidemment de heurter les musulmans ordinaires qui sont bien intégrés. Cela part d’une bonne intention, mais ne peut représenter une solution à terme. D’abord, parce que cela n’aide pas les musulmans qui combattent l’islamisme et qui sont les premières victimes. Ensuite, comme on l’a vu à Orlando, l’électorat voit bien que vous refusez de nommer les coupables. Il suffit alors qu’un individu comme Donald Trump surgisse pour dire que, lui, il se débarrassera de tous les musulmans. Ne pas nommer le problème ne fait qu’ouvrir la porte aux populistes. »

Source : Le Devoir